23.01.2012 par JJ
num.215 fév. 2012 p.04
Pourquoi le capitalisme/consumérisme à outrance menace la démocratie

(2ème volet, 1ère partie parue dans le précédent numéro)

Comme vous le voyez, ça ne s’arrange pas par rapport à mon premier article. La continuation de ma réflexion promet de choquer certaines personnes peu à l’aise avec le changement et peu ravies de voir remettre en question leur idéal de société, car je précise tout de suite que mon titre n’a rien de provocateur, il est supporté par des faits que je vais maintenant tenter de vous présenter le plus clairement possible.

L’inconvénient principal auquel je pensais à la fin de mon dernier article, c’est évidemment celui énoncé en titre. Car comme je l’ai dit aussi, un monopole d’Etat, s’il peut très bien fonctionner, n’en déplaise aux apôtres du capitalisme consumériste, requiert une seule chose pour fonctionner : des citoyennes et des citoyens qui ont le temps et l’énergie à consacrer aux problèmes de société.
 

Manque de participation citoyenne

En effet, les votations de ces dernières années ont montré que seul un gros tiers des citoyens prennent le temps de voter, probablement dû à un mélange d’insatisfaction du travail des élu(e)s, de la complexification des objets sur lesquels il faut voter et du nombre d’objets soumis au vote chaque année. Tout cela demande du temps d’information, de réflexion et d’analyse que beaucoup de citoyennes et de citoyens n’ont PLUS. En effet, les activités du quotidien demandent de plus en plus de temps. Nous sommes pourtant passé de noyaux familiaux aux nombreux enfants à des familles avec beaucoup moins d’enfants. A tout autre paramètre égal cela signifie donc plus de temps pour soi et donc plus de temps pour ses devoirs de citoyens.
Mais voilà, nous avons rempli ce temps supplémentaire par d’autres choses qui prennent du temps, comme, par exemple, le modèle de famille ou malgré le plus faible nombre d’enfants les deux parents souvent travaillent (ce qui est plutôt bien) à plein temps (ce qui n’est probablement pas souhaitable pour les enfants, mais c’est une autre histoire). Les deux parents qui travaillent à plein temps ont évidemment moins de temps pour s’occuper du fonctionnement de la démocratie, ils laissent donc ça aux gens qui ont du temps.

Le problème est qu’une majorité de la population ne s’exprime plus que très partiellement au mieux. Les solutions qui seront trouvées aux problèmes de société risquent donc davantage de ne pas les satisfaire. Les familles mono-parentales sont dans le même cas. Situation identique encore pour les jeunes adultes, qui souvent sont pris entre leurs études, le désir d’avoir une vie sociale épanouie et la peur de ne pas trouver de travail.
On pourrait, sans doute, trouver d’autres exemples encore. Le lien entre toutes ces situations et la démocratie est principalement, vous l’aurez compris, le temps ou plutôt son manque. Notre démocratie a besoin que ses membres prennent le temps de définir le « comment vivre ensemble » et aussi résoudre tous les problèmes pratiques qui se posent constamment:

  • Quelles relations souhaitons-nous développer avec tel ou tel pays ?
  • Accueillons-nous des étrangers chez nous ?
  • Quelles sont les priorités en matières de sécurité, d’encouragement des entreprises, de défense, de transport, d’énergie, etc ?

Sans assez de temps, les solutions apportées finissent par mécontenter un nombre de plus en plus important de gens.
Les problèmes restent incompris, en partie par manque d’informations, parce qu’ils n’ont plus le temps de rechercher une information équilibrée, d’écouter les arguments des deux camps. Qui n’a jamais changé d’avis suite à une discussion avec un ami ? La discussion est essentielle pour trouver des solutions tous les jours.
Il en va de même sur les sujets complexes. Sans discussion et analyse, sans temps consacré au sujet, on se retrouve avec un combat d’idéologies pures, qui, s’il peut lancer un débat, n’en a probablement jamais constitué une solution viable. Ce manque de temps est donc extrêmement dommageable pour les démocraties.

Manque de temps :
un hasard ?

Or ce manque n’est pas là par hasard, c’est du moins l’idée que je veux défendre ici. Ce manque de temps a pour principale cause les dérives du capitalisme consumériste. Cette réflexion je l’avoue ne m’est pas venue seule, elle est le fruit de mon expérience globale mais plus précisément de deux lectures que je ne peux que recommander (probablement trouvable en traduction française) : Le Paradoxe du Choix, de Barry Schwartz, professeur de psychologie dans une université américaine et Luxury Fever, que l’on pourrait traduire par la fièvre du luxe, d’un professeur d’économie américain lui aussi, de l’université de Cornell, Robert H. Frank.
Je m’excuse d’avance pour la simplification de leur message que je vais en donner ici, faute de place les personnes intéressées prendront je l’espère le temps de les lire dans le texte.
Schwartz a une démonstration centrale assez intéressante où il dit en fait que le choix phénoménal auquel nous faisons face, grâce aux bienfaits de la concurrence, peut nous mettre dans une situation de désavantage. Je précise de suite que Schwartz reste assez neutre dans son discours, les interprétations sont miennes. Il donne de nombreux exemples, je vous en donnerai deux.

  • Prenons le cas tout bête d’une boîte d’oeufs. Avant le développement des grands magasins, vous seriez allé chez l’agriculteur du coin ou le petit magasin d’alimentation local et vous auriez demandé le nombre d’oeufs que vous vouliez. Vous seriez reparti avec vos oeufs et c’était fini. Aujourd’hui, vous avez déjà un choix conséquent sur l’endroit où les acheter. Alors que vous les achetiez toujours au même endroit, aujourd’hui vous pouvez les acheter dans 5-6 chaînes de magasins, de l’autre côté de la frontière (dans 2-3 chaînes de magasins), des petits magasins locaux, chez les producteurs ou encore sur internet. Plus question d’un prix unique non plus, c’est l’avantage de la concurrence, vous aurez donc des prix différents. Vous devrez également choisir en fonction de l’emballage, car il existe des boîtes de 4-6-10-12 oeufs ou à la pièce; vous devrez aussi choisir la taille et éventuellement la couleur; la provenance aussi, car ils viendront de partout. En d’autres termes l’équation très simple, un oeuf égale x centimes est devenu une équation à variables multiples. Il en va de même pour tous les articles de l’alimentation.
  • Un deuxième exemple : je veux acheter une télévision. Avant on allait probablement dans le magasin du coin qui vendait des télévisions, car il n’y en avait pas autant qu’aujourd’hui. Par contre, vous pouvez maintenant l’acheter dans tous les grands magasins locaux, qui font chacun leurs soldes plusieurs fois dans l’année. Les produits évoluent très vite avec un produit obsolète en moins de deux ans et vous pouvez acheter les produits sur internet. Les produits en eux-mêmes sont si nombreux et les différences telles qu’une fois la diagonale choisie, il vous faudra encore regarder le prix, choisir la qualité de la dalle, regarder la consommation, les dimensions, le design, un écran mat ou brillant, la qualité des hauts-parleurs, la qualité d’image pour les films, pour les chaînes de télévision, la garantie, la réputation de la marque, éventuellement des considérations de statuts social (ceux qui achète une télé de marque de luxe à la qualité imperceptiblement meilleure mais 3 fois plus chère, c’est là le point de Robert Frank).

Si l’on veut profiter au mieux de la concurrence il faudrait donc éplucher toutes ces offres avant d’enfin obtenir l’objet désiré. On le voit ces exemples familiers peuvent être étendus à pratiquement tous les domaines de notre consommation.

Retour à l’essentiel
Or cette recherche perpétuelle d’objets, cette fuite en avant (dont je ne suis pas totalement exempt, je l’avoue volontiers), nous empêche de faire une pause, de nous arrêter et de nous demander si tout cela en vaut la peine, et aussi de participer plus activement à l’essentiel: le fonctionnement de notre démocratie. Le point de Schwartz est simplement de dire que les meilleurs consommateurs, et par meilleurs il entend les plus satisfaits, ce ne sont précisément PAS les «optimiseurs», c’est-à-dire ceux qui étudieraient toutes les possibilités pour avoir LA meilleure option par rapport à leur situation.
En effet, les recherches montrent que dans cet état d’esprit, les «optimiseurs» sont rongés par la possibilité d’avoir fait une mauvaise affaire en ayant loupé une option dans leur recherche alors que comme je l’ai montré en exemple, consulter toutes les options est peut-être faisable dans un domaine bien particulier, mais impossible à réaliser dans tous les domaines. Et de fait, la nature humaine étant plutôt bien faite, la plupart d’entre nous sommes des «satisfaiseurs», c’est-à-dire que nous réfléchissons à nos besoins, puis considérons une quantité limitée de choix et nous nous arrêtons dès qu’une solution satisfaisante se présente.
Des exemples?

  • On est plutôt Coop ou Migros
  • Plutôt Orange, Sunrise ou Swisscom;
  • On achète souvent la même marque après un premier achat satisfaisant, etc.

Ce qui ne nous empêche pas d’expérimenter les effets désagréables d’être rongés par la peur de faire un mauvais choix. Le problème évidemment est double.
Premièrement, cela revient à dire que la concurrence n’a donc qu’un bénéfice marginal puisque le consommateur ne fait pas appel à toute la concurrence.
Deuxièmement, cela ne nous évite pas certaines déconvenues, du type, j’achète un caméscope pour les vacances et je m’aperçois que mon collègue Dupingre a acheté le même, mais sur un site d’import sur internet pour deux fois moins cher. La qualité intrinsèque de mon caméscope n’a pas changé, mais ça ne m’empêchera pas de m’occuper l’esprit avec la différence de prix, voire d’avoir des conséquences néfastes sur mon statut social (je risque de passer pour le loser qui a payé trop cher pour la mauvaise raison).

En restant enfermé dans cette course constante aux biens matériels et immatériels (les vacances sont un bon exemple de choix à ne pas rater), on s’enferme dans une vie qu’on croit confortable mais qui de fait fragilise la démocratie, car la démocratie c’est au minimum l’expression de la volonté de la majorité des citoyennes et citoyens, ce qui est de moins en moins le cas ; au mieux, et l’objectif à viser, la participation de tous ses membres de quelque manière que ce soit : à travers les votations, élections, mais aussi par le bénévolat, l’entraide citoyenne, les rapports de bon voisinage, bref tout ce qui permet de garantir un cadre agréable dans la société.

auteur : Jérémy Jaussi

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