04.04.2011 par ro
num.200 juil. 2010 p.04
Chypre, l'envers de la carte postale

A l’évocation de Chypre, on imagine des paysages idylliques, la mer turquoise, des senteurs méditerranéennes…Mais ce beau tableau mérite d’être nuancé : l’île est gangrenée par la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle. Enquête à Nicosie, la capitale.

Mes premiers jours à Chypre ont failli me faire oublier mon objectif d’investigation. Enivrée par le doux climat (si bienvenu après l’insupportable bise genevoise) et les senteurs parfumées des citronniers, me voilà déstabilisée. En venant sur l’île, mon objectif était d’enquêter sur les moyens employés ici pour lutter contre la traite des femmes à des fins de prostitution forcée et j’avais formaté mon esprit autour de cette thématique. A l’aéroport de Larnaca, ville chypriotte, je cherchais des yeux des jeunes filles, des hommes un peu louches. Au bord des routes, je cherchais des prostituées, des clubs. Mais je n’ai rien vu de ce que j’imaginais. Le quidam, le touriste ne voit que la jolie face de Chypre. Il faut savoir que l’île a un revers de médaille et il faut vouloir gratter un peu le vernis. La traite est invisible, elle est cachée derrière les murs des night-clubs et est souvent confondue avec la prostitution.

Tromperie et exploitation
L’amalgame entre prostituée et victime de traite peine à s’effacer et pourtant, des différences les séparent. Une prostituée exerce son activité de façon librement consentie (si on peut parler d’un réel choix) alors que la victime de traite vend son corps sous la contrainte et par exploitation. Généralement, la victime est piégée par une connaissance qui abuse de sa situation précaire. C’est ce qui est arrivé à cette dominicaine qui pensait partir travailler dans un hôtel en Espagne, comme le stipulait son (faux) contrat de travail. Elle s’est retrouvée à Chypre, dans un des pires cabarets de Limassol. Elle a été menacée, enfermée, battue et violée avant de finalement accepter d’aller voir des clients. Les filles comme elles sont trompées, détruites psychologiquement et exploitées. C’est une véritable forme d’esclavage. Elles sont traitées comme des objets, comme des marchandises et ne sont parfois même pas payées. Avant de partir, certaines savent qu’elles devront se prostituer dans le pays de destination mais elles ne savent pas dans quelles conditions (enfermement, privation de liberté, confiscation du passeport). D’autres pensent tout simplement qu’elles vont travailler comme serveuses ou danseuses et se retrouvent à devoir se prostituer dans un night-club. Ce sont des femmes de tous âges, des mères de familles, des étudiantes qui viennent principalement des Philippines, des pays de l’Est (Ukraine, Moldavie, Russie) et nouvellement, du Maroc.

A Chypre, elles sont plus de 350 à travailler comme serveuse ou danseuse avec un permis de travail dans la cinquantaine de night-clubs du sud de l’île. Mais qui vérifie qu’elles ne sont pas forcées à se prostituer ? C’est l’un des problèmes du nouveau permis de travail. Certes, il représente un pas en avant par rapport à l’ancien, le visa d’artiste de cabaret, puisqu’il fixe le temps de travail et les salaires. L’idée est bonne mais dans la réalité, il n’y a pas ou peu de contrôles des conditions de travail. « C’est le Ministère du travail qui devrait le faire mais il ne veut pas aller dans les cabarets et la police fait seulement quelques contrôles rapides. » explique Androula Henriques, chypriote résidante à Genève et fondatrice de l’association ACEES qui lutte contre la traite et aide les victimes.

Les choses bougent mais lentement
Le manque d’actions concrètes relègue Chypre au rang des mauvais élèves en matière de lutte contre la traite. Outre un certain laxisme des autorités, c’est aussi la situation géographique et la forte demande pour des services sexuels qui font de l’île un pays de destination. Nombreux sont ceux qui pensent que la demande est le fond du problème et proposent de criminaliser le client, comme en Suède. Si les choses commencent enfin à bouger, c’est en partie grâce à l’impulsion d’un pope de l’Eglise orthodoxe de Limassol. Il y a quelques années, choqué par les récits des victimes qu’il entendait dans son confessionnal, le père a décidé d’agir en aidant les femmes à s’échapper des night-clubs et en fondant un refuge en 2004 pour les accueillir. Ensuite, avec la création d’ONG comme STIGMA et d’associations comme ACEES, la mécanique s’est mise en marche pour faire reconnaître le problème et aider les victimes.

2007 marque le début d’une lutte concrète de la part du gouvernement : cette année-là, il promulgue une nouvelle loi qui reconnaît la traite comme un crime. La machine judiciaire commence peu à peu à se mettre en marche, même si en une année (de février 2009 à 2010), seuls huit cas de traite ont été portés en procès et sont toujours en cours. Pour l’instant, un seul patron de night-club a été condamné à la prison. Le gouvernement a également lancé une campagne de sensibilisation et mis sur pied un nouveau Plan d’Action National contre la traite (la version précédente du Plan n’a jamais été appliquée…). Aux côtés du gouvernement, médias, associations et ONG continuent leur combat. La radio Astra diffuse tous les jours des spots de sensibilisation et propose une émission spéciale sur la traite chaque semaine. Les ONG et associations essaient d’impliquer le gouvernement dans leurs actions, à l’image d’ACEES qui a créé des affichettes d’information, en collaboration avec le Ministère de l’Intérieur. Ces flyers devraient bientôt être distribués à l’aéroport mais la mise en application du projet est très lente.

Malgré toutes ces mesures, les victimes continuent d’affluer à Chypre. Est-ce dû à un manque d’information dans le pays d’origine ? Galina, une moldave victime de la traite, explique : « Il y a beaucoup d’information sur la traite en Moldavie. A Chisinau par exemple, il y a plein d’affiches comme Tu n’es pas une marchandise, etc… Si autant de filles se font avoir c’est parce qu’elles ont besoin d’argent, elles veulent partir et elles prennent le risque ! C’est un rêve, on ne pense pas à quelque chose de dangereux. » Et finalement, elles se disent que rien ne peut être pire que ce qu’elles vivent déjà alors autant tenter leur chance…

Au Nord, c’est encore pire
Dans la partie nord de l’île, sous contrôle turc depuis 1974, la situation est bien pire comme l’explique Mine Yucel, auteur d’une étude sur la traite : « Au Nord, on n’a pas de législation contre la traite, le crime n’est pas défini par la loi. Les gens disent que ça n’existe pas parce que le crime lui-même n’existe pas. » Les night-clubs sont construits à l’extérieur des villes et ressemblent à des châteaux-forts. La fuite est impossible pour les filles victimes de prostitution forcée. De plus, la situation est d’une hypocrisie totale : ces filles entrent au Nord avec un visa pour travailler comme serveuse ou danseuse, passent une visite de santé et ensuite, une fois par semaine, doivent se rendre à l’Hôpital pour contrôler qu’elles n’ont pas attrapé de maladies sexuellement transmissibles…

Au terme de mon séjour, j’ai pu me rendre compte que les choses bougent au Sud grâce à l’impulsion d’un homme, d’une femme et d’ONG qui forcent le gouvernement à sortir de sa léthargie. Mais le chemin est encore bien long pour parvenir à endiguer la traite et c’est une bataille à livrer sur plusieurs tableaux : prévention, sensibilisation pour changer les mentalités, poursuites pénales des trafiquants et collaboration entre les pays, notamment pour la réinsertion des victimes.

Pour plus d’informations : http://www.acees.ch
Le rapport de l’Etat américain sur la traite à Chypre : http://gvnet.com/humantrafficking/Cyprus-2.htm
Quelques chiffres
La traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, de travail forcé et de trafic d’organes est difficile à chiffrer. Le nombre de victime varie entre 600'000 et plus de deux millions par an dans le monde. La majorité concerne l’exploitation sexuelle.

En Suisse, la traite existe et le nombre de victimes est estimé entre 1'500 et 3'000. Il y a environ 20 à 50 plaintes par an et entre 12 à 20 condamnations. Mais ces chiffres ne représentent que la pointe de l’iceberg…
Galina, une victime moldave
Je m’appelle Galina et je viens de Chisinau, la capitale de la Moldavie. Je travaillais dans les bureaux de police mais j’ai perdu mon travail il y a deux ans, comme beaucoup d’autres Moldaves. J’ai cherché du travail, en vain. Un jour, j’étais dans un club avec des amis et une inconnue m’a approchée. Elle m’a raconté qu’elle revenait de Chypre où elle avait travaillé comme serveuse sur un bateau. Son histoire m’a fait réfléchir et j’ai commencé à me demander : est-ce que ça pourrait être ma chance ? J’ai recontacté la fille, contrôlé sur internet les informations qu’elle m’avait données. Tout existait, le bateau, la compagnie. J’ai préparé les papiers et un mois plus tard, j’atterrissais à Larnaca. Une voiture m’attendait et je suis arrivée à Paphos, dans un endroit où il n’y avait que des filles. L’une d’elles m’a dit : « Welcome to Paradise ! » J’ai compris ensuite que j’étais dans un cabaret. J’ai commencé à travailler, à danser, à aller avec des clients pour boire un verre et s’ils m’appréciaient, ils pouvaient m’emmener avec eux. Je ne pouvais pas sortir, je n’étais jamais seule. Au début, je faisais ce qu’on me disait, j’avais trop peur d’être frappée. Finalement, j’ai compris que je ne pouvais pas continuer comme ça, je devenais folle, je ne m’aimais plus moi-même. Je pleurais chaque jour. J’ai commencé à penser à m’échapper. Mais je n’avais pas mon passeport ni mon téléphone portable, confisqués à mon arrivée. J’ai pensé à parler à un client mais la plupart sont des amis du patron, c’était trop risqué. Un jour pourtant, j’ai réussi à traverser le salon sans que personne ne me voie et j’ai rejoint une connaissance qui habitait à Limassol. J’ai obtenu le numéro d’une ONG, STIGMA, qui m’a conseillé d’appeler la police. J’ai décidé de le faire, même si j’avais peur car je voulais arrêter cette histoire, je voulais une vie normale. Ensuite, je suis venue à Nicosie et la police m’a mise dans un refuge. Mais il n’y a pas de soutien psychologique, personne à qui parler. Aujourd’hui, j’attends, j’essaie de trouver du travail mais c’est difficile. J’aimerais vraiment rester ici, je ne veux pas retourner en Moldavie, il n’y a plus rien là-bas.
[Galina est restée 2 mois dans un cabaret. Elle a choisi de témoigner contre son ex-patron mais le procès n’a pas encore débuté. Les victimes sont libres de témoigner ou non].

Aurélie Toninato

auteur : rédacteur occasionnel

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