17.11.2023 par ALBB
num.334 déc.2023-janv.2024 p.08
Régulation des cervidés dans les bois de Versoix

Dans l'inconscient populaire, le cerf rappelle Bambi, le sanglier n'est qu'un phacochère. Par conséquent, lorsque l'on parle de régulation de l'une ou l'autre espèce, la réaction est bien différente. Tuer des sangliers semble acceptable, plus de 200 ont été abattus en 2022. Prélever des cerfs heurte.

Tous les spécialistes interrogés pour préparer cet article travaillent avec la nature et la respectent profondément. Ils sont unanimes : les cervidés sont de magnifiques animaux importants pour notre biotope, devoir les réguler est un crève-cœur. Cette mesure est considérée comme un mal nécessaire pour les uns et une aberration selon les autres. Aucun d'entre-eux n'est cité afin d'éviter des polémiques.

Notre canton est très urbanisé. Toutefois, il existe de belles zones naturelles, dont les bois de Versoix d'une surface de 5.5 km2. Les cerfs avaient été éradiqués sur tout le plateau et l'arc jurassien au début du siècle dernier. Ils ont été réintroduits, dans les marais de Divonne dans les années 60-70, avec un tel succès que, actuellement, la population d'hiver, dans les bois de Versoix, est 10 fois supérieure à ce qui est observé ailleurs. Ces animaux ne connaissent pas de frontières. Le même groupe occupe nos bois, la forêt vaudoise voisine et le Jura. Les femelles sont, en général, plus sédentaires, alors qu'une grande partie des mâles se déplacent jusqu'à la Dôle en été. Ils reviennent en automne pour la période du brâme.

Pour estimer l'effectif, l'indice kilométrique d'abondance (IKA) est utilisé. Les gardes-faune circulent de nuit avec des phares éclairant de part et d'autre du véhicule jusqu'à environ 250 mètres. Ils comptent les animaux aperçus par kilomètre. Le parcours est effectué à quatre reprises, au mois de mars, en coordination avec les partenaires français et vaudois afin de se faire la meilleure idée possible de la situation régionale. Le nombre le plus élevé est retenu. Une partie des bêtes ne sont pas recensées, camouflées dans la nature. Ce chiffre est donc un minimum, au moment du comptage. Dans les années 90, aucun cerf ne vivait dans notre forêt. En mars dernier l'IKA s'établissait à 164 animaux. La croissance moyenne annuelle de 15 à 17% des 5 dernières années est due, entre autres, à des biotopes optimaux et au manque de prédateurs.

Comme les cervidés dégustent les jeunes poussent et affutent leurs bois sur les arbres, ils peuvent limiter la régénération des forêts. La protection de la régénération du massif est assurée grâce à des mesures ciblées qui ont coûté 69'000.- à l'État pour la région en 2022. Cette année, les dépenses seront moins élevées. Toutefois ces actions ne peuvent être envisagées dans les territoires voisins pour une question financière. Or, dans un contexte de changement climatique, le renouvellement de la forêt du Jura est un enjeu primordial et l'impact du cerf sur celle-ci doit être limité. Par ailleurs, le bois produit est important pour l'économie locale, tant pour le chauffage que pour la construction. Cette matière première écologique de la région fait partie intégrante du plan de diminution de la consommation du CO2.

Les caractéristiques physiologiques des cerfs les poussent à compléter leurs besoins alimentaires. En 2013 déjà, 84% du colza et 90% du tournesol cultivés à Versoix avaient été dévorés. Des règles précises régissent la profession. Les paysans doivent annoncer à l'avance quels produits ils comptent semer pour obtenir des quotas. Pour les oléagineux comme les colza, tournesol et soja, si les contrats ne sont pas remplis, même en cas de destruction naturelle avec la preuve d'une indemnité par l'assurance, ils perdent le droit de les cultiver.

Afin d'éviter que les cervidés n'entrent dans les champs, des mesures de protection ont été prises, dont la pose de barrières de protection de 2.50 de haut avec 4 à 5 fils électriques. En 2022, le coût pour l'État s'est monté à 62'000.- francs pour la région. Cette année, 67'000.- ont déjà été dépensés à cet effet. Ces clôtures ne sont pas une solution miracle, car elles peuvent être endommagées (pannes électrique, branche cassée, vent, pluie, neige). Leur réparation prend du temps, sans compter qu'elles gênent le travail des agriculteurs. Si des céréales sont cultivées de manière biologique, il faut passer une machine spécifique afin d'enlever les adventices (plante indésirable) qu'il est impossible de retourner contre un grillage. Du coup, la surface du pourtour du champ ne peut être ensemencée. Non seulement une perte financière pour le fermier, mais aussi un manque de nourriture locale pour la population. Du coup, les agriculteurs bio sont souvent réfractaires à cette mesure.

Les agriculteurs essaient de remplir le rôle qui leur a été confié, à savoir nourrir la population comme le demande l'initiative fédérale acceptée le 23 septembre 2018. Lorsque certains leur conseillent d'opter pour des jachères florales, pour lesquelles ils seraient payés, ils se sentent privés de leur utilité première. Ils évoluent vers les cultures biologiques. La part de nourriture produite à Genève ne couvre actuellement que 20% environ des besoins. Les pertes de récoltes augmentent les importations venues d'ailleurs, pas forcément manufacturées selon les standards suisses et qui posent des problèmes écologiques loin de chez nous.

En mars 2021, une régulation des cerfs avait été proposée par les gestionnaires de la faune. Toutefois, vu les réactions, elle a été reportée. Aujourd'hui, selon le service de la faune, elle est absolument indispensable. Le Conseil d'État a pris sa décision. Un tir des cervidés est autorisé du 1er décembre 2023 au 31 janvier 2024. Cette mesure a été pensée avec parcimonie. Elle est limitée dans le temps. Les Autorités espèrent qu'elle permettra tant à la biodiversité de la forêt des territoires voisins de reprendre ses droits qu'aux agriculteurs de produire notre nourriture plus fiablement.

Évidemment, ce décret ne fait pas l'unanimité, raison pour laquelle Animal Équité, association genevoise, a mis en ligne une pétition adressée au Grand-Conseil pour y surseoir. Elle propose une solution : vacciner les biches avec des contraceptifs longue durée pour éviter une surpopulation. Cette méthode a été développée aux USA. Elle peut être appliquée par un tir à distance ou, si ce n'est pas possible, par injection nécessitant une anesthésie. Elle est actuellement utilisée en Espagne et en Italie. Pour ce faire, il faudrait d'abord que le produit soit validé par les services de la Confédération. Le Canton de Genève pourrait ensuite tester ce moyen. Selon cette association, notre région serait idéale pour l'essai, vu que la chasse y est interdite. On pourrait en mesurer l'efficacité réelle. Le coût se monterait entre 500 et 1'000,- francs par bête. Les abattre a aussi un prix.

D'autre part, Animal Equité trouve absurde d'interdire au public l'accès à une partie des bois afin de ne pas gêner la période du rut … pour ensuite déclarer que ces animaux sont trop nombreux et qu'il faut les abattre.

Des corridors biologiques sont indispensables pour permettre à toutes les espèces de migrer d'un lieu à l'autre selon leurs besoins. L'urbanisation gêne ces mouvements, mais pas que ! Les clôtures autour des champs aussi. Ironiquement, certaines d'entre-elles sont posées pour empêcher les animaux de rente ou de loisirs de s'enfuir, alors qu'elles coupent simultanément les chemins de migration de leurs cousins sauvages. Les cervidés n'ont plus que les routes pour se déplacer à certains endroits…

La nature ne connaît pas les frontières. Il faut absolument que les autorités genevoises, vaudoises et gessiennes coordonnent leurs efforts pour assurer non seulement des milieux adéquats aux cervidés et autres espèces qui peuplent les bois, mais également des chemins entre eux pour favoriser leur communication. Certaines urbanisations prévues vont couper ces voies pourtant indispensables à la faune.

Au moment où cet article est bouclé 20.11.2023), 24'404 personnes avaient signé la pétition. 


Une pesée des intérêts a été établie entre forêt, agriculture et cervidés. Le Conseil d'État a autorisé le 18 octobre une régulation des cerfs dans la région Versoix – Collex-Bossy du 1er décembre 2023 au 31 janvier 2024. Applaudie par certains, huée par les autres, ce n'est que dans quelques années que le résultat de cette mesure pourra être jugé.

 

auteur : Anne Lise Berger-Bapst

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