25.12.2015 par LR
num.254 déc.2015-janvier p.15
Le vieux bouc et le jeune berger - Conte de Noël

N’en déplaise aux gens des hautes sphères de la hiérarchie, le travail de berger n’est pas une sinécure.
Beneto avait juste 13 ans quand ses parents l’envoyèrent au pâturage pour garder le troupeau d’une trentaine de chèvres avec un vieux bouc pour animer ces belles bêtes blanches, noires ou brunes avec cornes effilées et à la barbichette marquée. Quelques chevreaux étaient parmi elles qui suivaient allègrement leur mère. Le carillon de leurs clochettes ameutait la population – les enfants surtout – qui les voyaient traverser le village pour se rendre à l’alpage au début de mai et en redescendre fin octobre. C’était la fête à chaque fois, et quand on pouvait, on allait au chalet leur rendre visite et goûter le lait bien chaud et les tommes délicieuses.

Beneto avait l’habitude de ces voyages et de ce temps passé à l’alpage avec ses parents. Il aidait à garder les chèvres, à les traire, à fabriquer les fromages tant appréciés, mais aussi à couper le bois et mettre en route le poêle qui servait à chauffer la maison, et à cuire les repas nécessaires à la vie au chalet. Il mettait la main à tout pour aider ses parents, car il était très débrouille et plein d’initiatives. Vraiment ce garçon de bon secours apportait fierté à ses parents.

Dans ses moments perdus, il allait à la cueillette des petits fruits : myrtilles, fraises des bois, mûres ou framboises qu’il dénichait par hasard et en repérant les coins. C’était son plaisir, sachant qu’au bout, de bonnes confitures lui permettaient de savourer le petit-déjeuner. Parfois des noisettes tombaient dans son sac ou quelques noix récoltées sur un buisson ou un noyer planté au milieu d’un pré. Le bonheur semblait toujours au bout du chemin. Le soir, il fallait rentrer les chèvres à l’étable en les comptant, afin de ne point en égarer. Le pâturage était assez grand, mais l’esprit d’aventure l’est tout autant. Mieux valait donc veiller sur elles dès le matin et tout au long du jour.

Lourdeau était leur chien-berger bien fidèle, mais pas très efficace comme gardien. Il aboyait pour les rassembler et dès qu’il pensait que tout le monde était là, il retournait se coucher près de sa niche. Après tout, il était d’agréable compagnie, et Beneto aimait beaucoup jouer avec lui, lui raconter des histoires que la bête semblait comprendre.

Mais voilà que cette année-là, le jeune enfant dut monter tout seul à l’alpage. Sa mère était enceinte depuis peu et son père se remettait d’un accident. Il fallait donc se débrouiller et remplacer les parents pour aller vivre au pâturage avec les chèvres et accomplir le travail nécessaire. Après toutes les recommandations et non sans quelques soucis Beneto rassembla le troupeau, prit son chien, son sac à dos bien chargé, traversa le village devant tous ces gens admiratifs du courage de ce grand garçon.
Bonne chance, lui criaient-ils, porte toi bien et ramène-nous de bons fromages. Le berger souriait, acquiesçait de la tête et les saluait, tout en surveillant ses chèvres.

Mais une fois là-haut, le vieux bouc, surnommé Coco, n’en faisait qu’à sa tête. Pas un jour, sans qu’il ne fit une bêtise, une escapade, une chicane ou autre idée saugrenue. A croire que l’absence des parents ne lui convenait guère. Et pourtant, il était beau ce vieux bouc, imposant par sa taille et ses cornes, riche toison de laine poivre et sel, roussie par l’âge et entremêlée depuis des années. Quant à sa barbichette, elle valait son pesant d’or. Il était certainement le roi des femelles et le géniteur de bien des cabris ou chevrettes. Docile, il se mettait à la tête du troupeau à chaque départ et les menait au bon endroit. Coco enthousiasmait toute la famille.
Pourquoi en faisait-il voir de toutes les couleurs à ce pauvre Beneto, qui ne savait plus à quel saint se vouer pour le calmer? Et pas moyen de communiquer avec les parents ! Le jeune berger en perdait son latin. Plusieurs fois il lui dit :
Coco, calme-toi, on verra lequel des deux sera le plus fort et qui gagnera.

Le vieux bouc le regardait d’un air attendri, sans bouger une oreille et repartait brouter son herbe. (Elle était toujours meilleure ailleurs !...)
Le soir, quand il eut rentré tout le troupeau, avec mille stratagèmes pour faire rentrer le bouc dans l’étable, Beneto était épuisé et s’endormait comme un loir la tête sur l’oreiller. Chaque matin, il se réveillait au lever du soleil, sortait les chèvres, donnait à manger au chien et allait prendre son petit-déjeuner, en espérant que la journée soit bonne, sans bêtise de Coco. Peine perdue ! Et le jour débutait avec son lot de surprises. Avec mille prouesses, Beneto essayait de fabriquer ses fromages, de préparer quelques confitures, de traire les chèvres, de nettoyer le chalet, l’étable et de se faire à manger quand il pouvait, pour autant que Coco ne lui pique son repas.

Ainsi passa l’été, bien mouvementé. Si les gros orages, avec éclairs et gros vent sévissaient, il valait mieux rentrer les bêtes. Heureusement, cela n’arriva pas souvent. Ces jours-là, Coco n’arrêtait pas de bêler, à croire qu’il avait peur de la pluie, du tonnerre et des éclairs. Etait-ce une façon d’alerter tout le troupeau ou de protéger les chevreaux ? Nul ne le saura.

Septembre, octobre, ce temps de transhumance touchait à sa fin. Il fallait songer à remettre tout en ordre avant l’arrivée des premières neiges. L’automne très doux se baignait parfois de quelques brumes matin et soir. Les mélèzes prenaient leurs teintes colorées et les rayons du soleil y ajoutaient un air festif, embellissant cette nature de joyaux multicolores et merveilleux.
Le ciel étant clément, Beneto voulait profiter encore au maximum de ces belles journées et le troupeau ne demandait pas mieux. Novembre s’écoula sans la neige.

Le 1er décembre, il prépara toutes ses affaires, rangea le chalet, empaqueta fromages et confitures, rassembla toutes les chèvres et décida de partir. Mais le vieux bouc, n’en voulut rien savoir. Pas moyen de le faire avancer. Il se terrait dans son coin, donnant des coups de corne à qui voulait s’approcher ou filait à l’anglaise. Beneto devenait fou. C’est toutes les bêtes qu’il devait ramener chez ses parents, Coco y compris. De guerre lasse, le jeune berger l’aurait laissé tout seul dans la montagne, mais ça, son cœur ne pouvait le supporter. Il patienta encore quelques jours, le froid commençait à se faire sentir, les premiers flocons tombaient, puis disparaissaient dès qu’une belle journée ensoleillée arrivait.

Priant le ciel, que Coco change d’attitude, Beneto l’attacha à une corde reliée à un gros piquet, reprépara toutes ses affaires et entreprit le départ. Coco cassa la corde et s’enfuit. Par bonheur, le jeune berger réussit à le rattraper et resserra la corde un peu plus. Coco n’était pas content, bêlant de plus belle, sautant sur ses pattes pour se dégager.
La corde tenait bon.

Vint le jour du 20 décembre. La neige couvrait les cimes, le brouillard devenait plus intense. C’était le moment où jamais, sachant qu’il fallait 3 à 4 jours pour le retour. Cette fois-ci, Coco se laissa emmener, toujours tenu par la corde. Pas question de prendre la poudre d’escampette ! Beneto avait l’œil. Le chien se débrouillera avec le troupeau. Tant bien que mal, au son des clochettes, on arriva au village. La population était inquiète et les parents aussi, mais au fond d’eux-mêmes, ils avaient confiance en leur fils, pensant que ce retard était dû à une raison importante.

24 décembre. Ouf, nous voilà de retour ! Parents, enfant, troupeau, tout le monde était enfin à la maison. Jamais, il n’y eut de monde plus heureux, car cette nuit-là, la maman accoucha d’un magnifique garçon, pesant bien son poids, d’une bonne longueur et aux cheveux noirs qui garnissaient son joli minois. Le père était bien remis de son accident. Coco ne fut jamais aussi sage et bêla de contentement, d’humeur joyeuse; le chien Lourdeau tint la garde fidèlement jour et nuit auprès du berceau et les chèvres donnèrent encore plus de lait que d’habitude. En un cortège amusé, chacune défila, inclinant sa tête, dansant une cabriole, qui finit en une ronde éclatante mêlée de bêlements et de sauts de joie.

Cette nuit-là ce fut bien une crèche vivante qui rayonna. Beneto offrit tout ce qu’il avait confectionné au chalet et se remit à l’ouvrage. La bénédiction de Noël était avec eux.        Lucette Robyr
 

auteur : Lucette Robyr

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