15.04.2024 par MAF
num.338 mai 2024 p.09
Pléthores

A l’heure de tous les possibles, nos sociétés occidentales vont pourtant assez mal. Le nombre de suicides ainsi que de dépressions est plus élevé que jamais. Bien sûr, la cause de ce mal-être est multifactorielle. Il en est une que je trouve particulièrement intéressante, en ceci qu’elle suppose une forme de contradiction : les nombreux choix qui s’offrent à nous, plutôt que de nous rendre heureux, ont en réalité tendance à nous angoisser et à nous épuiser nerveusement. Au cours de ce billet d’humeur, je vais donc évoquer « le paradoxe de la surabondance » et tenter d’en extraire ses principales composantes.

Cette pléthore de choix commence tôt. Très vite, les jeunes enfants sont exhortés à devenir autonomes, donc à choisir. « Que veux-tu manger ce matin ? », « Qu’aimerais-tu faire aujourd’hui ? », « Quelle tenue souhaites-tu porter ? » ne cessent de leur demander leurs parents pour toutes les choses de la vie quotidienne. Offrir le choix à son enfant apparaît comme la clef de voûte de l’éducation bienveillante, avec ce souci légitime de lui accorder très vite le statut d’individu. Dans nos sociétés, autonomie et liberté de choix apparaissent comme les deux prérogatives de l’individu contemporain. C’est en tout cas ce que suggèrent les psychiatres Daniel Marcelli et Antoine Périer dans leur essai « Trop de choix bouleverse l’éducation ». Et cette liberté de choix continue à l’adolescence, puisque la Suisse permet désormais à des personnes pourtant encore mineures de changer de prénom ou même de genre.

Vous souhaitez rencontrer l’âme sœur ou simplement flirter ? Les sites de rencontre comportent des centaines et des centaines de profils. Vous voulez regarder un film ou une série ? Les plateformes de streaming (qui elles-mêmes abondent) proposent un choix immense de contenus. Les restaurants, les destinations de voyages, les cours de danse, de musique ou de sport pullulent. Quant aux boutiques de vêtements, de bijoux et de cosmétiques notamment, elles offrent un panel monumental d’articles dont nous n’avons, au fond, que faire. Nos sociétés occidentales offrent et laissent abondamment le choix. Traumatisées par les figures totalitaires et autoritaires des régimes dictatoriaux du siècle passé, elles incarnent désormais une époque où une large marge de manœuvre est laissée aux libertés individuelles. L’État n’impose plus, il propose. Et nous, nous disposons. Aujourd’hui, vous pouvez choisir de vous marier, de garder votre nom de famille, d’épouser un homme ou une femme, de changer d’études, d’emploi, de ville, de pays, de logement, de voiture de manière extrêmement simplifiée.

Pourtant... ainsi qu’évoqué dans l’introduction de ce billet, nombreux sont les psychiatres qui constatent que le paradoxe d’Easterlin, grand économiste dont la thèse consiste à dire qu’au-delà d’un certain seuil d’avoirs, le bonheur individuel, lui, n’augmente pas, se vérifie. Marc Augé va même plus loin : l’anthropologue stipule que le fait de vivre dans l’excès de sollicitations et de possibilités mine le moral. Selon lui, plus le nombre de choix possibles augmente, plus les gens se sentent angoissés, confus et malheureux. D’ailleurs, la thérapeute Leighya Richard parle de « decision fatigue ». Cet anglicisme implique un abattement qui apparaît après qu’une personne a dû faire des choix tout au long de la journée. Quant aux sociologues visionnaires Alvin et Heidi Toffler, ils avançaient dans leur essai « Le Choc du futur », paru en 1970, que nous souffririons aujourd’hui d’une surabondance paralysante, d’un vertige du choix. L’historien Georges Minois leur donne raison et explique que ce mal de vivre a commencé durant les Trente Glorieuses. A partir de cette période, la consommation d’antidépresseurs a explosé dans les pays les plus aisés. Minois y voit les conséquences de l’essor du consumérisme et des possibilités infinies, comme favorisant, paradoxalement, l’anxiété, la frustration permanente et une fuite en avant délétère.

Je ne dis pas qu’avoir le choix soit nécessairement quelque chose de négatif. Pouvoir choisir est un privilège. Toutefois, la restriction a tendance à disparaître de nos existences et cet excès de choix, cette pléthore de possibles sont à mon sens nocifs. Non seulement parce qu’ils riment avec consommation outrancière, et donc destruction de la planète, mais également avec misère spirituelle. Dès le plus jeune âge, nous sommes gâtés. Or le terme « gâté » signifie « abîmé, dénaturé, altéré ». Prenons garde et rappelons-nous de cet adage populaire si sage : « Plus on a, moins on est ».

Manon

auteur : Manon Frésard

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