24.11.2022 par SSP
num.324 déc.2022-janv.2023 p.24
Confinement fantastique

Confinement fantastique

Un jour sans fin qu’il s’appelait, le film… C’est ce qu’avait dit sa collègue. Et il était drôle en plus. Delphine n’était pas convaincue de vouloir le voir. Franchement : on en vivait déjà assez des jours sans fin, sans aller se coller devant par écran interposé. Non, sans façon. Merci.
Elle essayait plutôt de trouver des stand-up comedy, des animations fantastiques, des histoires qui la feraient sourire ou s’évader. Et ce Jour sans fin ne lui disait absolument rien.

On en était déjà au 39ème jour de ce confinement dont la fin n’était que trop lointaine pour être encore évoquée. La vie s’écoulait cependant, mais morne, elle faisait mal au dos. Faute de suffisamment d'exercice, Delphine s’obligeait à danser une heure par jour, devant un programme de zumba déniché sur Youtube. Cette fois elle s’était abonnée, n’ayant pas réussi à se convaincre de l’inutilité de la chose.

Cet après-midi-là, devant son ordinateur posé sur la table du salon, elle attendait en grande tenue le début de sa leçon. Elle avait revêtu les leggings et le bustier qu’elle avait commandés tout exprès et reçus la veille, et se réjouissait du jour où elle pourrait retourner au club de fitness et les arborer fièrement. Au début de son abonnement elle dansait après la tranche horaire, en rediffusion, et faisait la sieste à 15h. Mais après quelques jours elle avait commencé à fréquenter le fitness à la maison, au bon horaire, pour avoir l’impression d’y être ; être à la salle de gym, ailleurs que dans son salon, seule.

L’heure était arrivée et elle commença d’entendre le générique habituel. Elle revint de la cuisine où elle s’était préparé un verre d’eau, et ce qu’elle vit sur l’écran la fit frissonner. Au lieu de la séquence publicitaire filmée dans les montagnes et au bord de mer, entre yoga sur neige et gainage sur planche de surf, elle avait maintenant vue sur un autre intérieur, très similaire au sien, et pourtant différent… Elle crut d’abord à un mauvais réglage, est-ce que la visioconférence s’était enclenchée ? Est-ce qu’un ami l’appelait ? Elle vérifia, mais l’application était fermée… Un peu nerveuse, elle rabattit l’écran de son ordinateur portable et alla à la cuisine pour vérifier que tout était bien rangé. Elle avait tout fait après le repas, mais il devait bien rester les épluchures à sortie ou le lave-vaisselle à vider.
Elle se changea ainsi les idées, mit de la musique sur le haut-parleur, et passa à autre chose. Elle avait un puzzle et un mots-croisés à terminer, il ne fallait pas les laisser traîner.

Mais le puzzle et le mots-croisés l’énervaient, et elle n’arrêtait pas de penser à ce qu’elle avait vu sur l’écran du portable. N’y tenant plus, elle retourna vers le salon, en marchant lentement, de plus en plus lentement. Au passage elle attrapa une grande cuillère en bois, au long manche, sans réfléchir. Elle fixait du regard l’ordinateur posé, fermé, sur la table du salon. Elle n’aurait même pas été étonnée qu’il se soit déplacé de quelques centimètres, et se préparait à tout, sauf à ce qu’elle découvrit en remontant l’écran.

Quand le système sortit de la veille et que l’écran se ralluma, elle revit le même intérieur, étrangement semblable au sien, mais dans un coin, un petit post-it jaune où quelqu’un avait griffonné : “Reste”. Et autour, rien, pas âme qui vive. Delphine prit cette fois le temps de bien regarder cet autre salon : un canapé recouvert d’un plaid, une table basse en métal et en verre. Une baie vitrée. Delphine essaya vainement de deviner ce qu’il y avait au-delà des vitres, tout au plus comprit-elle que ce salon se trouvait dans un appartement, dans une ville qu’elle ne reconnaissait pas.
“Reste”. Comment devait-elle comprendre ce mot, collé sur l’écran - de l’autre côté de l’ordinateur ! Était-ce un ordre ; ou plutôt une supplication ?
Elle frémit soudain, comprenant à l’instant que cela signifiait que l’AUTRE l’avait vue ! que si elle voyait chez quelqu’un d’autre, cette autre personne voyait chez elle !

Prise de tremblements, elle referma à nouveau l’ordinateur, et passa la journée dans les tourments de tous les possibles, des plus romantiques aux plus effroyables.

La nuit venue, elle décida de remonter l’écran et de regarder à nouveau au-delà. Un au-delà qui, à défaut d’être rassurant, lui proposait une alternative à ce monde clos dans lequel elle évoluait depuis des jours, des semaines.

L’image était sombre, l’appartement était plongé dans l’obscurité, une lampe à pied diffusait sa lumière verticale vers le bord du canapé gris, éclairant aussi un coin de tapis coloré.
Plus de post-it de l’autre côté de l’écran. L’AUTRE avait dû l’enlever, avec dépit, ou découragement. Delphine resta là des heures à sonder l’obscurité, s’habituant petit à petit à la présence étrange de cet ailleurs dans son écran, confortée par l’idée qu’en pleine nuit, l’AUTRE dormait et ne pourrait lui nuire, qui que ce fût. Oui, en cet instant l’AUTRE était moins menaçant.e. Les pensées les plus romantiques refirent surface et Delphine imagina une amitié, une complicité. Finalement elle s’endormit sur son canapé, devant son écran, la télévision dans le fond, allumée comme une présence coutumière, mais ses pensées dirigées vers le nouvel ailleurs de ses pensées.

Les lueurs du matin et les chants d’oiseaux la réveillèrent doucement. C’était ainsi depuis quelques jours : les voitures plus rares dans les rues avaient cédé leur espace sonore à une nature enthousiasmée par les rayons du soleil printanier. L’ordinateur bien entendu s’était éteint, à cours de batterie. Après un instant d’hésitation, entre crainte du ridicule et désir de renouer cet étrange contact avec l’AUTRE, Delphine brancha l’alimentation de l’appareil et relança le démarrage. Il n’y avait plus rien d’autre dans son ordinateur que cette fenêtre sur l’AUTRE. Là-bas, aussi le matin, aussi le soleil… mais pourquoi ne pouvait-elle plus rien retrouver du reste de son équipement informatique ?
Un nouveau post-it était collé de l’autre côté, à son intention : “Merci”.

Merci ? Mais de quoi ? qu’avait-elle pu donner à une personne qu’elle n’avait jamais vue ?
Décidant que tout ceci tournait à la psychose, elle referma le couvercle et passa la journée à regarder la télévision, jouer à ses jeux vidéo sur la PS4, et faire le puzzle de 2000 pièces qui l’attendait toujours. Elle passa aussi plusieurs heures au téléphone avec ses amis, sa famille, mais bizarrement elle n’eut envie de partager avec personne ce qui lui arrivait avec l’ordinateur.

Pourquoi le soir venu, elle ouvrit à nouveau l’ordinateur, et laissa allumée cette fenêtre sur ce morne au-delà étriqué qu’elle côtoyait depuis deux jours, elle ne le savait pas elle-même. Le post-it avait disparu, la lampe à pied était allumée. A nouveau, elle passa la soirée devant l’écran, regardant davantage la télévision cette fois, mais s’endormit à nouveau sur le canapé et se réveilla pareillement devant un écran noir, éteint, comme ses étranges fantaisies. Mais l’ordinateur devait lui servir à quelque chose, elle n’allait pas mettre une croix sur ses photos de vacances, ses dossiers administratifs et son travail pour une histoire à dormir debout.

Delphine brancha l’alimentation, et essaya en vain d’éteindre et de rallumer son ordinateur, la seule image qui apparaissait était désormais la fenêtre sur l’AUTRE. Rien n’y faisait. Elle appela un informaticien de secours pour lui demander s’il pourrait réparer son appareil.
Oui il y avait un problème. Peut-être était-ce le disque dur qui était terminé. Cela coûterait un certain prix pour récupérer les données. Delphine hésita : il fallait envoyer l’ordinateur en réparation, personne ne se déplacerait.

C’était logique, elle le ferait donc. Mais son salaire n’arriverait que trois jours plus tard, et elle ne voulait pas engager de nouveaux frais avant. Dans trois jours.

L’ordinateur ne marchait plus, elle n’en avait plus besoin. Et le soir venu elle téléphona à ses amis, regarda la télévision mais n’ouvrit pas l’écran. Le lendemain non plus. Le soir d’après, elle se demanda si ce qu’elle considérait désormais comme une hallucination était terminée. Elle s’était persuadée qu’elle verrait un écran noir et vide à l’allumage. Mais l’étrange au-delà était toujours là. Un nouveau post-it était collé sur la vitre : “oui”.

“Oui”, mais non, elle ne voulait plus en entendre parler. Elle rabattit le couvercle, agacée, en colère contre elle-même autant que contre cet AUTRE, cet au-delà qui lui paraissait envahissant. Comme si elle avait échoué à maîtriser ses propres fantasmes. Elle alla se coucher sans fatigue, se tourna et se retourna cent fois, n’arrivant à trouver l’apaisement que dans sa détermination à aller le lendemain au bureau de Poste, pour envoyer ce maudit ordinateur en réparation.

Le lendemain matin, avant même de se réveiller, elle eut l’impression que la fenêtre de sa chambre n’était pas au bon endroit. Elle se redressa dans le lit, un lit qu’elle ne reconnaissait pas. Sûrement elle rêvait encore. Elle se leva, se dirigea vers le salon, mais effrayée. Rien, elle ne reconnaissait rien. Un autre appartement, d’autres meubles. Tout lui était étranger, sauf une lampe, à pied, dans le coin du canapé gris, qui lui semblait vaguement familière.

- Ah chérie ! Tu es enfin réveillée ! Viens donc s’il te plaît, j’ai une faim de loup.

Une voix masculine et enthousiaste. Elle vit un homme souriant, les cheveux en bataille, caleçon et robe de chambre, passer devant elle, son téléphone portable à la main. Qui était-ce ? Elle ne le reconnaissait pas, la peur montait en elle. Delphine songea à s’enfuir, chercha du regard la porte d’entrée et allait se précipiter au dehors. Puis remarquant qu’elle était en pyjama, se ravisa. A ce moment, elle remarqua avec horreur un anneau à sa main gauche qui n’y avait jamais été. Que s’était-il passé ?
- Regarde, j’ai déjà sorti les œufs et le pain, tu n’as plus qu’à faire l’omelette et les tartines, dit l’homme avec un sourire enfantin. Ah, et ce matin j’ai envoyé l’ordinateur en réparation, il boguait depuis quelques jours.


 

auteur : Sarah Schmid-Perez

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